Définition
L’attention est un processus cognitif complexe qui permet à un individu de se concentrer sur des informations précises tout en ignorant d’autres. C’est une activité mentale intense et sélective qui influence la manière dont l’être humain perçoit, traite et réagit à son environnement.
Or, l’attention se fait de plus en plus rare pour deux raisons principales :
- L’entrée dans l’ère du numérique qui, à travers les objets mobiles (comme l’omniprésent smartphone), les réseaux sociaux et le marketing digital, facilite la multiplication en volume et en diversité de l’information qui assaille en permanence l’attention.
- Les nouvelles compétences des jeunes générations qui surfent sur l’information en développant une culture du zapping, tandis que les facteurs habituels de concentration de l’attention, comme la lecture d’un ouvrage ou la rédaction d’un document, tendent à se perdre.
Ainsi, précieuse du fait de sa rareté, l’attention est désormais considérée comme une monnaie avec laquelle les utilisateurs paient un service. « Marchandifiée », elle devient un bien économique, soumis aux principes de l’offre et de la demande.
L’économie de l’attention regroupe tous les mécanismes qui appliquent des principes économiques à la manière dont l’attention est allouée et distribuée. Elle est souvent associée à un environnement médiatique saturé d’information, où les entreprises, les médias et d’autres acteurs économiques cherchent à capter l’attention des consommateurs pour promouvoir des produits, des services ou des idées.
L’objectif de ces acteurs est de maximiser le temps que les consommateurs passent à interagir avec leurs contenus, car cela peut se traduire par des revenus publicitaires, des ventes de produits ou d’autres formes de valeur économique.
Origine du concept et historicité
A la fin du XIXème siècle, le sociologue Gabriel TARDE [1] lançait les fondements d’une “psychologie économique“ émergente, l’un des piliers fondateurs de ce qui deviendra l’économie de l’attention.
Près d’un siècle après TARDE, le chercheur américain HERBERT A. Simon (prix Nobel d’économie 1978), qui a théorisé le concept de la rationalité limitée, remarque en 1971, en traitant la question de la prise de décision dans des conditions d’incertitude et de complexité, l’importance de l’attention en tant que ressource et notamment la pauvreté de l’attention que suscite une grande abondance d’information : “Hence a wealth of information creates a poverty of attention“ [2]. Les travaux de Simon influenceront l’économie comportementale.
En 1997, le physicien Michael H. GOLDHABER, dans son article pionnier intitulé “The Attention Economy and the Net » [3], explore l’idée que dans l’ère de l’information numérique, l’attention devient une ressource rare et précieuse et que, de ce fait, c’est l’attention elle-même, plutôt que l’information, qui est la véritable monnaie dans l’économie du Net.
En 1998, Georg FRANK dans son ouvrage fondateur [4], développe l’idée d’une « économie de l’attention ». Il montre comment l’attention, en tant que ressource, est devenue centrale dans la société moderne, influençant divers aspects de la vie quotidienne, y compris les marchés financiers et les interactions sociales : “ l’attention est convertible en argent dès lors qu’elle peut être quantifiée, individualisée et homogénéisée. Le taux de change entre attention et argent est déterminé par les marchés sur lesquels l’attraction de l’attention est traitée comme prestation commerciale [5]“.
A partir des années 2000, le concept de l’économie de l’attention poursuit son évolution, s’adaptant aux changements technologiques et sociaux, notamment la transition numérique, l’évolution des modèles publicitaires en ligne et la compréhension des mécanismes psychologiques sous-jacents à la manière dont les individus gèrent leur attention dans un monde de plus en plus connecté.
En 2001, dans “The Attention Economy : Understanding the New Currency of Business” [6], Thomas DAVENPORT et John BECK expliquent les difficultés que rencontrent les chefs d’entreprise pour, d’une part, attirer et retenir l’attention des employés, consommateurs et actionnaires saturés d’informations et, d’autre part, mobiliser leur propre attention. Les auteurs mettent en exergue des nouveaux aspects de l’entreprise, tels que le commerce électronique, la stratégie, le leadership organisationnel et la gestion de l’information et des connaissances.
Avec la montée en puissance de Facebook, Twitter et d’autres plateformes sociales, l’économie de l’attention a pris une nouvelle dimension. Ces entreprises ont développé des modèles d’affaires fondés sur la capture et la monétisation de l’attention des utilisateurs. Les algorithmes de recommandation personnalisés sont devenus un outil clé pour maintenir l’engagement des utilisateurs.
Des critiques ont émergé concernant les implications de l’économie de l’attention, en particulier en ce qui concerne la santé mentale, la désinformation et la manipulation des utilisateurs. Des chercheurs et des activistes ont mis en lumière les effets potentiellement néfastes de la course à l’attention, notamment l’érosion de la vie privée, la polarisation sociale et la dégradation de la qualité de l’information.
En réponse aux préoccupations croissantes, certaines entreprises technologiques ont commencé à modifier leurs pratiques pour mieux respecter l’attention et le bien-être des utilisateurs. Parallèlement, des régulateurs dans divers pays envisagent des lois et des réglementations pour mieux encadrer ces pratiques.
Les domaines contribuant à l’émergence de l’économie de l’attention
Parmi les différents facteurs contribuant à l’importance croissante de l’économie de l’attention, il y a lieu de citer :
- La transition numérique : l’avènement d’Internet et l’émergence de nouvelles technologies ont amplifié la quantité d’informations accessible en ligne. En 2014, à l’échelle mondiale, moins de trois milliards de personnes utilisaient Internet ; en 2023, ce chiffre dépassait les cinq milliards [7]. D’où l’accentuation de la concurrence pour attirer l’attention des individus.
- Le marketing et la publicité en ligne : la publicité en ligne a gagné en importance, avec des modèles économiques basés sur les clics et les impressions publicitaires. Les annonceurs ont commencé à comprendre l’importance de concevoir des publicités percutantes capables de retenir l’attention des utilisateurs dans un environnement numérique saturé. En effet, les dépenses publicitaires sur les médias sociaux devraient augmenter de 12,8% entre 2023 et 2024. [8]
- L’économie comportementale, en intégrant des éléments de psychologie dans l’analyse économique, contribue également à la compréhension de la manière dont les individus prennent des décisions en relation avec l’attention. Des concepts tels que les biais cognitifs et les heuristiques [9] ont été explorés pour expliquer la relation entre prise de décision et allocation de l’attention.
- La psychologie de l’attention : du point de vue psychologique, les chercheurs se sont intéressés à la manière dont les individus réagissent à la surcharge d’informations. Des études ont examiné les mécanismes cognitifs de l’attention sélective, mettant en lumière les défis que représente la gestion de l’attention dans un monde de plus en plus complexe.
L’intérêt du concept et ses champs d’application
L’économie de l’attention questionne la structuration des modèles commerciaux des entreprises, l’exploitation des données personnelles et l’influence exercée sur les comportements des consommateurs. Elle souligne également les défis relatifs à la qualité de l’information et à la manipulation de l’opinion dans un contexte où l’attention est devenue une ressource stratégique.
Un nombre croissant de secteurs d’activité prennent désormais en compte l’économie de l’attention :
- L’industrie des médias et de la publicité, pour capter l’attention de multiples manières.
- La technologie et les réseaux sociaux, pour atteindre un public plus large.
- L’industrie du jeu, pour encourager les joueurs à passer plus de temps à jouer.
- L’éducation en ligne, pour susciter et maintenir l’engagement des apprenants ainsi que la création de de contenus.
- Le commerce en ligne : les plateformes de commerce électronique et les applications travaillent pour capter l’attention des consommateurs grâce à des promotions, des recommandations personnalisées et une expérience « utilisateur » captivante.
- La santé et le bien-être, qui sont des domaines en pleine croissance attirant l’attention des consommateurs. Les applications axées sur la santé et le bien-être déploient des tactiques d’engagement afin d’inciter les utilisateurs à adopter des habitudes saines et à suivre leurs avancées à travers les médias sociaux.
- L’économie créative, qui regroupe notamment les arts, le design, les médias, la musique, le divertissement, … recourt à l’utilisation de l’émotion et la personnalisation comme outils d’attraction. L’économie créative devrait représenter jusqu’à 10% du PIB mondial d’ici 2030 [10].
- Le secteur du tourisme et de l’hospitalité multiplie ses efforts pour attirer l’attention d’une clientèle perdue face à une offre pléthorique.
Le Maroc et l’économie de l’attention
Le modèle de l’économie de l’attention, favorisé par le développement accéléré d’applications digitales industrielles, considère l’attention humaine à la fois comme une ressource à exploiter et comme un facteur de production. Cette économie pourrait participer à hauteur de 10 à 15 mille milliards de dollars dans le PIB mondial au cours des prochaines décennies [11].
Par ailleurs, les entreprises du commerce électronique utilisent souvent des données et des analyses pour comprendre les comportements des consommateurs afin de personnaliser les offres : en 2014, la contribution des données à la croissance économique mondiale a dépassé celle du commerce des marchandises [12]. C’est à dire que le Maroc ne peut rester à l’écart de cette nouvelle voie de production de richesse.
En 2021, 89,6% des internautes marocains se connectent depuis un appareil mobile [13] en passant en moyenne presque 4 heures chaque jour sur le web via leurs smartphones et tablettes [14]. Ce qui met en lumière l’importance de l’attention que les citoyens marocains accordent aux contenus en ligne.
En outre, le poids croissant des réseaux sociaux, favorisé par le développement fulgurant des GAFAM, contribue à marginaliser les médias traditionnels et à s’accaparer une part substantielle du marché national marocain de la publicité en ligne.
Alors que les marchés numériques négocient les données des utilisateurs, leur contenu et leur attention, en limitant la capacité de ceux-ci à appréhender la véritable valeur de leur attention et de leurs données [15], le Maroc a adopté en 2009 la loi relative à la protection des données des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel [16].
Toutefois, au-delà des données commerciales, le transfert des données personnelles, à travers le cyberespace, pourrait accroître les risques de cyberattaques et de captation de ces données pour des usages frauduleux. Il serait donc souhaitable que le Royaume renforce les prérogatives de la Commission nationale de contrôle de la protection des données à caractère personnel et lui apporte un soutien continu, institutionnel et technique. En effet, il serait opportun, pour bénéficier de cette économie de l’attention, de mettre en place un « commerce social » régulé, en coopérant avec les GAFAM, ce qui améliorerait la « confiance numérique » et de promulguer une fiscalité du numérique concernant les GAFAM.
Enfin, bien que le Maroc ne soit pas le marché le plus important pour les GAFAM, ces entreprises exercent, à travers leurs services, leurs plateformes ou leurs produits, une influence significative sur la vie numérique des Marocains.
Références
[1] MILET Jean. » TARDE Gabriel (1843-1904) : créateur de la psychologie économique ». In: Bulletin de psychologie, tome 35 n°357, 1982. Les groupes humains. Etude bibliographique. pp. 907-913 ; https://doi.org/10.3406/bupsy.1982.12030 ; https://www.persee.fr/doc/bupsy_00074403_1982_num_35_357_12030;
[2] Simon, H. A. (1996). Designing organizations for an information-rich world. International Library of Critical Writings in Economics, 70, 187-202.
[3] GOLDHABER, M. H. (1997). The attention economy and the Net. First Monday, 2(4). https://doi.org/10.5210/fm.v2i4.519 , https://firstmonday.org/ojs/index.php/fm/article/view/519/440
[4] Georg FRANCK, Ökonomie der Aufmerksamkeit : Ein Entwurf, Carl Hanser, Munich, 1998 et Georg Franck, Mentaler Kapitalismus : Eine politische Ökonomie des Geistes, Carl Hanser, Munich, 2005. Traduction sur https://www.cairn.info/revue-multitudes-2014-3-page-91.htm#s1n2.
[5] FRANCK Georg, « Autonomie, marché et attention. Valorisation artistique et stratégies de médiatisation », Multitudes, 2014/3 (n° 57), p. 91-101. DOI:10.3917/mult.057.0091. URL: https://www.cairn.info/revue-multitudes-2014-3-page-91.htm
[6] John BECK et Thomas DAVENPORT, The Attention Economy: Understanding the New Currency of Business, Cambridge (Mass.), Harvard Business School, 2001, p. 213.
[7] The International Telecommunication Union (ITU), The World Telecommunication/ICT Indicators Database, Statistics (itu.int)
[8] https://www.statista.com/statistics/240679/global-advertising-spending-growth-by-medium/
[9] Heuristiques : raccourcis mentaux utilisés quotidiennement. Ce sont des opérations mentales automatiques, intuitives et rapides.
[10] G20 (2021) ‘Creative economy 2030: Inclusive and resilient creative economy for sustainable development and recovery’. September 2021. TF5-CREATIVE-ECONOMY-2030 INCLUSIVE-AND-RESILIENT-CREATIVE-ECONOMY-FOR-SUSTAINABLE-DEVELOPMENT-AND-RECOVERY.pdf
[11] United Nations Economist Network, New economics for sustainable development, Attention economy, https://www.un.org/sites/un2.un.org/files/attention_economy_feb.pdf.
[12] McKinsey, 2016. Digital globalization: The new era of global flows, 82 p. https://www.mckinsey.com/capabilities/mckinsey-digital/our-insights/digital-globalization-the-new-era-of-global-flows
[13] https://datareportal.com/reports/digital-2021-global-overview-report
[14] Ibd.
[15] United Nations Economist Network, attention economy, https://www.un.org/sites/un2.un.org/files/attention_economy_feb.pdf
[16] Dahir n° 1-09-15 du 22 safar 1430 (18 février 2009) portant promulgation de la loi n° 09-08 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel. https://www.cndp.ma/images/lois/Loi-09-08-Fr.pdf